Les Journées théâtrales de Carthage sont, certes, une programmation, une compétition et un marathon de représentations théâtrales, mais au-delà de cette partie visible que suit la majeure partie du public, les JTC restent une occasion et un lieu d’échanges, de débats et de rencontres fondatrices pour de nouvelles perspectives et un point de vue différent sur la réalité du secteur ici et ailleurs. Une semaine est déjà passée depuis la semaine euphorique qu’ont prise les JTC… que nous reste-t-il alors de la 23e édition.
Elles ont été sur le podium ou la scène, trois combattantes à feuilleter avec le public leurs albums de souvenirs, à partager quelques fragments des douleurs mais aussi des passionnants combats menés ici et là, par l’art et pour l’art.
«Par la création… de la faiblesse à la force» tel est le thème d’une des rencontres proposées par la 23e édition des JTC en coopération avec l’association «Arthémis» pour la protection des droits et des libertés, et ce, dans le cadre du programme «resist» soutenu par le gouvernement allemand.
«Mon choix n’est pas aussi récent. J’ai découvert l’art-thérapie lors d’une heureuse coïncidence, au festival international du théâtre pour enfants Néapolis. J’ai rencontré la marionnettiste thérapeute Madeleine Lions. J’ai été éblouie et je le suis encore par son travail. Cette rencontre a changé ma vie et a ouvert mes yeux sur d’autres horizons. À l’époque, j’avais en tête quelques idées mais le chemin à prendre n’était pas aussi visible. Alors, j’ai pris ma décision, j’ai passé cinq ans à suivre Madeleine Lions, à l’écouter, à participer à des stages… À la formation et la pratique, j’ai choisi de mener également ma thèse de doctorat sur la pratique de la marionnette thérapeutique en Tunisie», a expliqué l’artiste et thérapeute tunisienne Houda Lamouchi dont le parcours n’a jamais été facile. Elle, qui a choisi de frapper aux portes des prisons pour encadrer les détenus et de les aider à sortir du chaos pour repenser leurs vies et panser leurs maux, pour s’exprimer et pour communiquer. Lors de cette rencontre où il y avait beaucoup d’émotions mais plus de sincérité, l’artiste tunisienne a partagé avec l’assistance des bribes de son expérience avec les mamans célibataires. « Cette résidence thérapeutique m’a ouvert d’autres voies et m’a permis d’écouter d’autres voix, de ces femmes qui mènent avec beaucoup de courage de nombreuses batailles. Un livre comportant quelques monologues inspirés de leurs histoires sera présenté dimanche, avec la maison d’édition «Nous», a-t-elle ajouté. «Etre dans les prisons et surtout pouvoir insuffler à ces hommes et femmes d’autres idées, les inciter à explorer leurs potentiels m’a procuré un grand plaisir» a-t-elle insisté.
Une autre expérience inspirante, celle d’Odile Sankara, comédienne, metteure en scène et présidente du prestigieux festival Les Récréatrales à Ouagadougou, au Burkina Faso.
«Je dis toujours que la scène ou le plateau est l’endroit de la vérité. L’art est toujours thérapeutique surtout en Afrique. J’ai joué sur les plus prestigieuses scènes du monde, j’ai été sollicitée par des grands metteurs en scène, j’ai voyagé partout, et j’ai visité en tant qu’artiste environ 70 pays. Un jour, j’étais en train de regarder un documentaire à TV5 sur un lieu historique au Mali et je me suis demandé pourquoi nous, Africains, nous ne connaissons pas ce lieu ? J’ai été au summum de mon art, de ma gloire, quand je me suis posé les questions : qu’est-ce que j’ai apporté pour mon environnement ? Est-ce que j’ai été utile pour mon pays ? Quel est mon apport ? Ces questions et d’autres m’ont permis de voir clairement et de prendre la décision de rentrer chez moi, à mes gens et de mettre tout mon art, mon réseau d’artiste, mes compétences pour aller là où personne n’a pensé à aller, à explorer le Burkina à travers l’art et surtout venir en aide à ces femmes qui cherchaient une petite opportunité pour se libérer, pour témoigner de leur force, pour s’exprimer et se confirmer… Comme vous savez, en Afrique, la femme est l’une des catégories vulnérables dans mon pays comme dans de nombreux pays subsahariens. Seul l’art a le pouvoir de les tirer de la marginalisation et c’est ainsi que l’Association Talents de Femme au Burkina a été créée en 1997 et que le Festival voix de femmes est né. C’était une sorte de caravane artistique impliquant différents artistes et surtout la population locale, et surtout les femmes du village, la femme rurale, dans une approche participative», a raconté Odile Sankara, l’une des ambassadrices de la culture africaine et du théâtre burkinabé.
Avec beaucoup d’humour, la célèbre artiste libanaise et surtout dramathérapeute, la Libanaise Zeina Daccache, qui avait déjà animé, durant trois jours, une master-class sur la dramathérapie, a raconté son aventure artistique à la prison de Roumeillah au Liban. «Quand j’ai fait ma demande au ministère de la Justice pour accéder à l’époque à la prison, je me suis dit que ça sera pour une année. Moi, qui ai déjà participé à un exercice similaire lors d’une résidence artistique en Italie. Sauf que mon expérience libanaise avait un autre goût. Bref, j’ai accompagné les détenus quatorze ans et nous avons réussi à monter des pièces de théâtre et même à changer certaines législations et à améliorer un petit peu la situation et les conditions. Cette expérience m’a mené également à la prison des femmes au Liban et c’était une autre expérience marquante», a-t-elle raconté. Pour le déclic, le moment magique du changement, l’artiste se dit être rebelle depuis son jeune âge et qu’elle refusait, alors qu’elle était étudiante, l’hypocrisie artistique. «Il n’y a pas de l’art pour l’art. Il n’y a que l’art utile», a-t-elle déclaré.
«La dramathérapie » par Zeina Daccache
La rencontre proposée par Athemis vient rejoindre la même philosophie de la master classe sur la dramathérapie assurée sur 3 jours par Zeina Daccache, ouvrant d’autres horizons liés fondamentalement à la pratique théâtrale.
Actrice, scénariste, productrice, réalisatrice libanaise et une thérapeute par le théâtre. Zeina Daccache, a étudié à l’université Saint Joseph de Beyrouth, à l’École Philippe Gaulier de Londres et à KSU aux Etats-Unis. Elle a fondé en 2007 Catharsis, le centre libanais de dramathérapie qu’elle dirige jusqu’à ce jour. Elle a produit et réalisé le film «Any» sur des femmes du Sud Liban après la guerre de juillet 2006, le documentaire «12 Libanais en colère» en 2009 et «Le Journal de Shéhérazade» en 2014.
Assistée par une psychologue de l’association «Arthémis», Hajer Chamseddine, cette master-class a connu une belle influence et a drainé de nombreux jeunes de profils différents, majoritairement des étudiants des instituts des arts dramatiques.
Boudant les formules classiques, axant la première séance ou rencontre sur une approche participative, Zeina Daccache a partagé quelques fragments de son expérience personnelle dans les prisons libanaises et dans les camps des réfugiés. «J’étais partie pour une année. J’avais en tête un programme pour aider ces personnes en détention, je ne sais pas comment je suis restée quatorze ans. Cette expérience a été aussi pour moi enrichissante et m’a permis de découvrir tant de choses», dit-elle avec un grand sourire, demandant aux participants de se présenter et d’expliquer les raisons pour lesquelles ils participent à cette master-class. Pour Zeina Daccache, c’est fondamental pour briser la glace et pour que les participants ne sentent pas seuls.
Avant de passer au fondamental, aux exercices qui permettront aux participants non plus de panser et de partager leurs douleurs mais de communiquer, la dramathérapeute a choisi d’ouvrir une parenthèse pour définir rapidement cette nouvelle discipline et pour dénoncer de nombreux prétendants être spécialistes alors qu’ils manquent de diplômes et de connaissances fondamentales en théâtre et en psychologie pour s’exercer.
«La dramathérapie est une forme de thérapie active et expérientielle. Elle fait partie des thérapies par les arts créatifs, tout comme : l’art-thérapie, la musicothérapie et la danse/mouvement thérapie. Elle est ouverte à tous les groupes d’âges. Elle peut fournir aux participants le contexte pour raconter leurs histoires, pour se fixer des objectifs, pour résoudre des problèmes, pour exprimer des sentiments. Par le jeu, le passage à l’action et les mouvements, l’expérience intérieure de chacun peut être explorée activement et plus directement», a-t-elle expliqué. «La durée de ce genre de thérapie dure au moins six mois. Celui qui vous dit, qu’en deux ou trois séances, le problème sera résolu n’a rien à voir avec la dramathérapie qui a des exigences académiques. Personnellement, j’ai étudié aux États-Unis d’Amérique et je suis le code de déontologie de l’association américaine de dramathérapie», a-t-elle précisé.
Ainsi, afin de pouvoir pratiquer, un (e) dramathérapeute doit détenir un diplôme universitaire de niveau maîtrise, nécessitant des cours en psychologie, en théâtre, en dramathérapie, ainsi qu’une expérience pratique, c’est-à-dire participer à de nombreux stages, nous fait savoir l’artiste et dramathérapeute, expliquant brièvement quelques étapes du processus en dramathérapie.
Pour le reste de la séance et pour les exercices proposés, ça reste confidentiel. «L’intimité», «la confidentialité» et «la sécurité psychologique», trois fondamentaux pour la thérapie par l’art.
«Créateurs de l’immigration»
La 3e rencontre est celle des créateurs de l’immigration qui a réuni tunisiens et arabes dans un échange constructif et interactif.
Ils ont quitté leurs pays pour vivre dans d’autres espaces culturellement différents pour différentes raisons. Un changement du lieu de résidence qui ne veut pas dire une coupure avec les racines, avec les senteurs et les images d’une terre-mère qui les habite.
Vivre à l’étranger, contraintes et difficultés… Ce qu’affronte un artiste dans un pays étranger, les sacrifices qu’il a dû faire pour pouvoir résister et surtout s’imposer, tant de questions et tant de choses qui remontent à la surface.
Reconnaissante au théâtre qui l’a aidée à forger sa personnalité et à s’exprimer librement et à défendre ses droits en tant qu’artiste femme, Rabiaa Ben Abdallah, artiste tunisienne qui réside en France, a parlé de son parcours académique qui l’a aidée à consolider son expérience pratique et également à avoir des connaissances profondes dans le domaine artistique. L’artiste qui mène sa carrière à l’étranger ne refuse pas des rôles dans des œuvres tunisiennes. Sa dernière participation remonte à Ramadan 2021, dans le cadre du feuilleton «Awlad Al Ghoul». L’artiste a également à son actif d’importantes participations dans des films tunisiens à succès comme «La saison des hommes» de Moufida Tlaltli en 2000» et «Khochkhach» (fleur d’oubli) de Selma Baccar, en 2005.
De son Irak bien-aimé où il a fait ses premiers pas artistiques et où il a découvert la majesté de la culture et du théâtre, l’acteur et metteur en scène irakien, Hassan Khayoun, a parlé passionnément, soulignant que son séjour en Allemagne ne lui pas fait oublier son engagement artistique et qu’il a choisi de raconter son pays et tous les pays arabes qui ont en commun les mêmes combats.
L’artiste a également partagé avec l’assistance quelques fragments de sa mémoire en relation avec les Journées théâtrales de Carthage, manifestation dans laquelle il trouve un refuge contre l’éloignement et l’aliénation.
Il a été parmi les artistes honorés lors de la soirée d’ouverture des Journées théâtrales de Carthage, le metteur en scène et chercheur théâtral irakien Kacem Bayatli a raconté une partie de son parcours théâtral et des bribes de sa vie liée intimement au 4e art.
Diplômé de l’Institut des Beaux-arts de Bagdad en 1976, et après de longs voyages dans différents pays, il s’est installé définitivement en Italie, où il vit depuis trente ans. De cette nouvelle terre d’accueil, il continue à enrichir le théâtre arabe par des œuvres alliant écriture, critique et mise en scène.
La Tunisie est omniprésente dans le quotidien, dans le journal intime et la mémoire de l’acteur tunisien Rabii Ibrahim, qui réside en Italie, et qui ne cesse de critiquer dans ses œuvres la réalité tunisienne avec l’espoir de changer l’image du pays aux yeux de l’autre. Ses études à l’Institut Supérieur d’Art Dramatique lui ont permis d’avoir l’audace et la capacité de se soulever et de crier haut et fort, dénonçant la laideur sous tous ses visages et la corruption dans toutes les formes, soulignant que c’est le théâtre qui l’a amené à travailler dans une société de production en Italie.